La contemplation : Sartre et Beauvoir
J'ai été sartrien dans ma jeunesse (comme beaucoup); j'ai lu Sartre avec passion. L'Etre et le Néant est le premier livre de philosophie que j'ai acheté quand j'avais 15 ans.
Mais j'ai cessé d'être sartrien, il y a longtemps.
Sartre et Beauvoir pensent l'homme comme néant, comme manque d'être. Ce néant m'empêche de coïncider avec le monde, car ce serait alors devenir une chose, un en-soi. Pourtant, ce que veut le néant de l'homme c'est devenir plein d'être, devenir Dieu, ce qui est impossible pour Sartre car la conscience est toujours négation du donné, arrachement de ce qui est; elle est animée par un désir d'être, un projet qui la lance toujours vers l'avenir, vers l'action.
Voici un texte de Beauvoir de 1946 qui expose cette vision :
"Par son arrachement au monde, l'homme se rend présent au monde et se rend le monde présent. Je voudrais être le paysage que je contemple, je voudrais que ce ciel, cette eau calme se pensent en moi, que ce soit moi qu'ils expriment en chair et en os, et je demeure à distance ; mais aussi est-ce par cette distance que le ciel et l'eau existent en face de moi ; ma contemplation n'est un déchirement que parce qu'elle est aussi une joie. Je ne peux pas m'approprier le champ de neige sur lequel je glisse : il demeure étranger, interdit ; mais je me complais dans cet effort même vers une possession impossible, je l’éprouve comme un triomphe, non comme une défaite. C'est dire que, dans sa vaine tentative pour être Dieu, l'homme se fait exister comme homme, et s'il se satisfait de cette existence, il coïncide exactement avec soi. Il ne lui est pas permis d'exister sans tendre vers cet être qu'il ne sera jamais ; mais il lui est possible de vouloir cette tension même avec l'échec qu'elle comporte. Son être est manque d'être, mais il y a une manière d'être de ce manque qui est précisément l'existence." Simone de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguité
Or, je sais maintenant que la contemplation dans laquelle le sujet devient objet, où la distance entre un observateur et un observé est abolie est possible.
Je le sais par expérience.
Le monde ne m'est pas "étranger" ou "interdit". Je suis le champ de neige, le ciel, et l'oiseau dans le ciel...Ici et maintenant, sans effort, l'absolu est ouvert et la présence du monde est mon absence même. La contemplation du monde n'est un échec que pour l'ego qui tente de se l'approprier, mais si la conscience s'ouvre à l'espace d'accueil qu'elle est, le monde et la conscience deviennent un.
Le néant sartrien n'est pas si loin de la vacuité bouddhiste. Mais il a manqué peut-être à Sartre et à Beauvoir de s'asseoir sur un coussin de méditation ou d'entrer en contact avec des enseignements non-duels.
jlr