"Je suis croyante mais je ne sais pas en quoi", estime Chloé, 31 ans. Cette jeune photographe parisienne a vécu le confinement comme "un accélérateur d'éveil". Privée de client(e)s, elle a été contrainte de lâcher-prise.

"Je m'intéresse à la spiritualité depuis plus de quinze ans, mais d'habitude, le boulot et les sorties entravent mes pratiques. Pendant deux mois, j'ai pu lire, méditer, faire du yoga. Je me suis même formée en ligne pour pratiquer des soins énergétiques."

Chloé n'est pas la seule à s'être récemment tournée vers son monde intérieur. Si la crise du Covid-19 est encore trop récente pour que l'on mesure l'ampleur d'un éveil collectif des consciences, Éric Vinson, chercheur et spécialiste du fait religieux et de la laïcité1 , a noté des signes.

"En nous privant des divertissements extérieurs, le confinement a suscité une disponibilité qui incite à l'introspection. Même le chef de l'État, dans ses discours, a combiné un ton martial avec une invitation à se recentrer sur l'essentiel, sans ignorer la dimension religieuse. Le Jour du Seigneur a battu des records d'audience. Pour beaucoup, le ramadan s'est révélé moins convivial mais plus intériorisé."

On a vécu un grand moment de sidération collective. On a appris qu'on ne contrôlait rien d'autre que l'instant présent

 

Sur Internet, réseaux sociaux et outils tels que Zoom ont facilité l'accès aux guides spirituels. Pour José Le Roy, professeur de philosophie et écrivain très actif en ligne2, le changement était flagrant : "J'ai vu beaucoup plus de gens se connecter. Il y avait à la fois plus de propositions et plus de participants." Lili Barbery-Coulon, professeure de kundalini yoga3, a même vu sa communauté exploser quand, mi-mars, elle s'est mise à animer chaque soir une méditation en live sur Instagram.

Elle non plus ne s'étonne pas de cet enthousiasme : "On a vécu un grand moment de sidération collective. On a appris qu'on ne contrôlait rien d'autre que l'instant présent : une énorme leçon spirituelle." Elle définit la spiritualité comme "tout ce qui nous relie à quelque chose qui nous dépasse". José Le Roy y voit "une recherche de sens pas forcément tournée vers la religion".

Pour Éric Vinson, il s'agit de "la relation avec la réalité ultime qu'on l'appelle Esprit, Esprit saint ou dimension divine". Enora, yogi depuis deux ans, se figure "une connexion entre le corps, le mental et l'âme".

Un contexte de tensions politiques et sociales 

Pour la connaître, on s'appuie sur des rituels. "Ils permettent de trouver une dimension sacrée dans le quotidien, rappelle José Le Roy. L'Occident en manque, mais il y en a dans toutes les spiritualités." Louise, 48 ans, fut la première surprise d'y avoir recours : "J'ai eu besoin de rites pendant ce confinement. Suivre les offices du shabbat sur Zoom, allumer les bougies, préparer les brioches tressées – alors que je ne le fais jamais d'habitude. Me conformer à un ordre établi m'a rassurée. Je me suis aussi mise à étudier des textes anciens, qui entrent de manière troublante en résonance avec l'actualité."

Toutes les démarches ne sont pas empreintes de religiosité. En avril, Michèle, 56 ans, a regardé la cérémonie de la couronne d'épines à Notre-Dame. "Est-ce la solennité de l'instant, l'espoir de voir un tel lieu revivre, les voix des acteurs ou le violon qui les accompagnait ? J'ai découvert deux textes – un poème de Francis Jammes et un extrait du testament spirituel de Mère Teresa dits par Philippe Torreton – sublimes. Moi dont la croyance est fluctuante, j'ai compris qu'en cette période, j'avais besoin de textes qui élèvent l'esprit. Rien de religieux à cela. La beauté des mots, leur force, et une porte ouverte sur une partie de vie qui me manquait : la vie spirituelle."

Avant, ma quête se faisait sur Internet. Dans la vraie vie, je craignais les illuminés. Maintenant, il y a plus d'ateliers, de séminaires. Je sais que j'y trouverai des gens comme moi.

 La quête de Chloé, elle, se rapproche plus du développement personnel : "Mon but est de comprendre qui je suis derrière les rôles que je joue." Pour Lili Barbery-Coulon, développements personnel et spirituel sont liés : "On pourrait croire que chercher à déployer son plein potentiel est un acte narcissique, mais c'est parce qu'on a fait un travail pour soi que l'on est capable d'abandonner les désirs de son ego." Alors la connexion à plus grand que soi devient possible. Cette soif de spiritualité se vit dans un contexte de tensions politiques – rejet des institutions, montée des extrémismes – et sociales – mouvement Black Lives Matter. Un climat insurrectionnel qui n'est pas sans rappeler celui de la fin des années 60.

Assiste-t-on au retour des hippies ? "La fin des années 60 correspond au moment où l'Occident s'est tourné vers l'Orient, concède José Le Roy. Ce fut le début de notre intérêt pour la méditation, la philosophie orientale avec la visite de maîtres hindous et bouddhistes." Mais la comparaison s'arrête là. "Le contexte n'est pas le même. Il y a aujourd'hui moins de naïveté et plus d'action, poursuit-il. On est à la fois méditant et militant."

Le rejet de la société de consommation est passé par là : marginal il y a cinquante ans, il prend de l'ampleur. "Les gens ont l'impression d'être au bout d'un système. Ils se rendent compte qu'ils ne sont pas plus heureux avec leurs possessions, d'où leur élan spirituel."

 

femme spiritualité

Le nouveau cool des pratiques occultes

Une autre différence avec le mouvement hippie est le caractère individualiste des spiritualités contemporaines. En 2020, on expérimente seul, à la carte, son rapport au divin. Les démarches sont autonomes, décloisonnées, décomplexées. "Avant, ma quête spirituelle se faisait uniquement sur Internet, raconte Chloé. Dans la vraie vie, je craignais les illuminés. Maintenant, il y a plus de boutiques, d'ateliers, de séminaires. Je sais que j'y trouverai des gens comme moi. Quand je suis allée voir un médium qui canalise les énergies des défunts, je redoutais le trop-plein d'émotions. En fait, il n'y avait que des habitués, calmes et organisés. Les gens osent plus montrer qu'ils s'intéressent à des pratiques occultes. C'est même devenu cool : regardez le renouveau de la figure de la sorcière !"

Cette ouverture coïncide avec la "désinstitutionnalisation du sentiment religieux" identifiée dès 2012 par le sociologue Jean-François Barbier-Bouvet4. "Je n'ai pas confiance en l'Église, trop dogmatique, assène Chloé. Pour me développer spirituellement, j'ai besoin de liberté". Plus d'intermédiaire entre soi et Dieu.

 Oui au développement personnel en conscience

Faut-il craindre la tentation consumériste ? "Les marchands du Temple ne sont pas nouveaux, le marketing détourne les rituels", regrette Éric Vinson. "Les outils de développement personnel peuvent être vendus uniquement pour gagner de l'argent, consommés uniquement pour développer l'ego, abonde Lili Barbery-Coulon. Mais cela n'arrive que quand la conscience n'est pas présente. Quand elle l'est, elle nous incite à changer nos façons de travailler, de consommer, de nous relier aux autres et à la terre."

Quant à savoir si cet engouement pour la spiritualité durera, Éric Vinson n'est guère optimiste : "Il n'y a qu'à voir la reprise du trafic automobile. Il est peu probable que les vertus ascétiques du confinement impactent globalement notre société, mais elles pourraient marquer une minorité."

Lili Barbery-Coulon voit les choses autrement : "Il y a de la circulation, mais il y a aussi plus de vélos. Parmi mes élèves, un noyau dur n'a pas l'intention de renoncer. Certaines ont perdu leur emploi. Pour le suivant, elles souhaitent se rapprocher de ce qu'elles ont toujours rêvé de faire."

Quoi qu'il arrive, le changement climatique  est devant nous. Le danger qu'il représente est plus grand que la crise que nous venons de vivre. Nous allons avoir besoin d'être sacrément connectés à nous-mêmes pour bien vivre demain.

1. Responsable d'Emouna, le programme de formation interreligieux et laïque de Sciences Po.

2. Auteur de L'éveil spirituel, éd. Almora.

3. Auteure de La réconciliation, éd. Marabout.

4. Les nouveaux aventuriers de la spiritualité, éd. Médiaspaul.

 

Article publié initialement dans le magazine Marie Claire, n°816 - septembre 2020