Quel est cette autre face de l’énergie de vie? De l’autre côté de la lutte, de la résistance, de la tempête? S’il n’y avait qu’énergie sans repos, tout serait assujetti à la puissance du mouvement et la vie ne serait qu’un éternel combat sans souffle ni répit. Qui n’a pas expérimenté qu’au moment même où nous renoncions, déposant les armes et les accessoires de l’action, une situation se dénouait enfin? « S’efforçant de ne pas s’ efforcer » ce principe apparemment contradictoire est au cœur de toute recherche d’équilibre, au point critique de tout changement: dans l’issue d’une bataille, dans l’œuvre d’art, dans le sport de haut niveau, en pédagogie, dans la quête d’un sens à la vie.
N’y a-t-il alors rien que nous puissions faire aux prises avec ce problème? Devons-nous continuer de laisser ces alternatives de lutte contre la nature des choses, et d’acceptation sincère (ou à moitié sincère) même des pires d’entre elles, continuer de structurer notre vie? Ou, plus probablement, faut-il les arracher les unes des autres?
Non. La méthode directe en vue d’acquérir la maîtrise de nos sentiments s’avère auto-destructrice, mais il y a une méthode indirecte qui tient mieux ses promesses. Le problème peut être résolu – mais, insistons-y, pas à son propre niveau ou en ses propres termes – et résolu absolument.
La solution est attention, attention au lieu d’intention. Attention à ce qui est au lieu de lutter pour ce qui devrait être. Attention à ce que les choses sont déjà sans aucun essai pour les améliorer. Le fait est qu’une totale attention est renoncement et un renoncement total est attention.
Attention à quoi? Attention à ce qui, de droit, le requiert là où vous êtes en ce moment sans se préoccuper d’autres temps et d’autres lieux. Se contenter de lire sur cette attention ne sert à rien. Vous, cher lecteur, devez effectivement regarder maintenant ce qui est de votre côté de cette page imprimée. N’est-ce pas un fait qu’il n’y a là aucune chose (no-thing) mais de l’espace pour que cette scène (ces mains tenant un exemplaire de la revue entourées de vagues formes colorées) s’y déroule? Il n’y a rien où vous êtes présentement hormis cette Vigilance ou Capacité immaculée, exempte en elle-même de quelque son, odeur, goût, forme, opacité, complexité, mouvement, et pour cette raison parfaitement prête pour les accueillir. N’est-ce pas de toute évidence une vacuité emplie que vous êtes exactement en ce moment? Cette vision en dedans (in-seeing), cette attention à ce que l’on est en permanence (qu’on le remarque ou non) cette découverte de Ce qui est au-dessus de toute amélioration possible (parce qu’il n’y a rien ici qui change ou serait à changer) – cela seul est le renoncement total. C’est le rejet de tout attribut, de toute qualité, de toute fonction à revendiquer, la fin de toute prétention d’être quoi que ce soit.
Pas un atome de substance, pas une amorce de sentiment, pas une ombre de pensée ne peut survivre dans l’air raréfié du Centre. Ici demeure uniquement l’attention, l’état d’éveil (awareness), la pure conscience de la conscience sans contenu ni prédisposition. Et cela ne vient ni ne s’en va. Ici est le renoncement même, incluant le renoncement en tout temps et à tout changement. On n’a pas à accomplir ce Renoncement; on l’est éternellement.
Toutefois, cette vision essentielle en dedans ne met pas fin au défauts des sentiments et pensées avec leurs changements et alternances sans fin, leurs contradictions enchevêtrées. Il ne faut pas non plus compter sur leur redressement. Peut-être se mettront-ils en ordre d’eux-mêmes dans une certaine mesure et peut-être le sentiment de renoncer croîtra à vive allure, à présent que tous les sentiments sont éprouvés consciemment dans leur source et contenant. Néanmoins, ils restent dans leur propre sphère essentiellement « problématiques » ; il est dans leur nature d’être inachevés, en partie faux, et sans répit en conflit les uns avec les autres. La véritable différence qu’apporte cette vision de Ce-que-l’ on est n’est pas le perfectionnement de ce spectacle – ce qui est pensé, éprouvé, exécuté – mais sa localisation. Il se situe tout entier dehors, dans et au monde. Ce que j’étais accoutumé d’appeler « mes pensées et sentiments » se révèle être des pensées et sentiments sur ces choses-là et non sur Moi. L’univers est comme bourré de tristesse et de joie, de laideur et de beauté, de combat et de reddition et tous autres opposés, comme il en va avec la couleur, la forme et le mouvement. Tout cela est mis en lumière par la Lumière ici, Lumière qui est pure de toute chose ou qualité et qui brille sans interruption. Vous êtes cette Lumière.
SE REPOSER DANS CE QUI EST
Sans doute pourriez-vous objecter que la vision de Ce-que-vous êtes réellement ne dure pas, mais vient et s’en va, comme le sentiment de renoncer va et vient, et elle se laisse peut-être plus difficilement maintenir.
Soit. Essayez et vous découvrirez que cette vision, tout à l’opposé de ce sentiment, est toujours disponible. Vous pouvez voir Ce que vous êtes et Qui vous êtes quelle que soit votre occupation, ambiance ou humeur; rien n’est plus facile ni plus naturel. Et cette vision n’est pas non plus intermittente. Elle se présente à l’esprit hors du temps, dans ce sens qu’elle est une vision dans le Lieu où absolument rien, pas même le lieu et le temps, ne subsiste. Ce n’est pas là une théorie à méditer mais un fait à vérifier. Regardez derechef et vous verrez l’aucune chose (no-thing) que vous êtes maintenant, et constaterez que votre vision ne se lit pas comme si elle débutait à tel ou tel moment de l’horloge pour prendre fin après autant de secondes, de minutes ou d’heures. Vous constaterez aussi qu’elle ne peut être séparée, par quelque intervalle, d’autres « occasions de voir ». Comme le remarque un maître Zen: « Voir Ce qui n’est rien – c’est cela la véritable vision, la vision éternelle. ». Où il n’y a pas de temps, il n’y a ni volonté, ni intention, ni choix, ni lieu; ce sont là des rejetons du temps. Paradoxalement, le véritable abandon à la Volonté divine consiste non pas à se départir seulement de sa volonté personnelle mais de toute volonté pour reposer dans ce qui est. L’unique chemin menant en ce lieu de non-désir consiste à y prêter attention et à voir que l’on n’avait jamais été ailleurs. Ici même, à zéro centimètre de lui-même, au centre exact de l’univers propre à chacun réside le Dieu qui est le calme au milieu de la tempête.
Il nous arrive de prier:
"Que ta volonté, Mon Seigneur et Dieu, soit faite. Mais voilà. Il n’a pas de volonté: Il n’est que repos."
C’est ce qu’écrit Angelus Silesius, le Pélerin chérubinique.
Mais alors que faut-il penser de cette noble parole de Dante: "Sa volonté est notre paix?"
La réponse exige que nous interrogions de nouveau l’Endroit que nous occupons et voyions combien il est vide de tout contenu qui serait nôtre et certainement de toute volonté ou intention. Et que nous voyions aussi comme il est plein de ce spectacle, le monde tel qu’il est maintenant, complet avec tous les penseurs et sentiments qui le colorent et l’animent. N’est-ce pas un fait, dans votre propre expérience maintenant, comme Source exempte de tout vouloir, que votre volonté est parfaitement incorporée dans tout ce qui à présent sourd de cette Source, de sorte que tout est parfaitement acceptable exactement comme il est? Est-il possible de voir qui vous êtes sans accepter les choses telles qu’elles sont? Et en dernier ressort y a-t-il une autre voie d’abnégation véritable si ce n’est d’être consciemment l’Unique qui, en lui-même, n’a pas de volonté et est cependant responsable de toute chose dans le monde? Voir que vous n’êtes pas dans le monde et que, tout au contraire, le monde est en vous, vous réconcilie avec chacune de ses manifestations et avec toutes.
il y avait une fois un disciple si doué que son maître finalement l’envoya chez un plus éminent instructeur pour son ultime endoctrinement. Au grand étonnement du disciple ce nouvel instructeur s’avéra être une pauvre vieille femme passablement malade qui semblait n’avoir absolument rien à lui dispenser. Mais au bout du compte, il put lui arracher son message, lequel était:
"Je n’ai à me plaindre de rien".
D’abord voyez Ce que vous êtes Qui vous êtes, établissez votre véritable identité, et ensuite voyez s’il reste encore quelque chose dont vous auriez à vous plaindre.
Douglas Harding
.Cet article a paru dans le n° 24 du magazine Sources d’octobre/novembre 1989. Il a également paru dans le n° 1 de janvier 1977 de la revue the Mountain Path Tiruvannamalal.