Vacuité et mystère
Stephen batchelor a écrit des mots très justes sur le lien entre vacuité et mystère :
"Pour moi, une idée très centrale dans la méditation et c’est quelque chose que nous trouvons surtout dans le Zen, c’est le fait que nous-mêmes et le monde dans lequel nous vivons ne sont pas quelque chose que nous pouvons prendre pour acquis, mais plutôt un mystère, quelque chose de profondément mystérieux.
Dans l’état de samsara, dans cet état de crainte et d’habitudes, le monde ne se présente pas comme mystérieux mais comme quelque chose que l’on connait déjà. Et dès qu’on pense qu’on connaît quelque chose, très rapidement ça commence à être un peu ennuyeux, pas très intéressant, un peu terne, fade. La vacuité ou ce lâcher prise est une ouverture à un sentiment assez vivant du mystère des choses et de soi-même. Le questionnement que Martine a introduit ce matin : "Qu’est-ce que c’est ?" "Qu’est-ce que ceci ?" est une façon d’exprimer cette impression de mystère. Effectivement, si on continuait une pratique Zen, on perdrait le sentiment qu’il y a un méditant qui pose une question vis à vis d’une réalité. Mais on découvrirait qu’il n’y a pas de séparation entre le questionnement et le mystère de la vie elle-même. En un sens, nous commençons à comprendre que la vie se présente comme question tout le temps à nous. Ce questionnement est simplement l’expression du mystère de la vie et sans aucune séparation entre celui qui pose la question et cette réalité, la vie, le monde, qui est l’objet de ce questionnement.
Cette ouverture qu’on appelle la vacuité est donc une ouverture au mystère. Ce n’est pas une ouverture à une réponse, à une solution, à une certitude définitive de la nature des choses.
Mais chaque fois que la vacuité devient un objet philosophique, on se dit qu’à ce moment-là, si on comprenait la vacuité, on connaîtrait alors la réalité ultime du monde et tous les problèmes seraient résolus.Ça, c’est l’imagination religieuse de beaucoup de personnes et on pourrait remplacer le mot Dieu ou Tao par vacuité dans le bouddhisme. N’importe quel système religieux a cette tendance à ultimiser quelque chose comme objet privilégié qui est au-delà de notre expérience et probablement quelque chose qui est bien connu par les experts, les adeptes, les lamas, les prêtres et dans un sens caché de nous. Mais cette façon de penser est erronée.
En effet, quand on commence à comprendre ce qu’est la vacuité, ça ne donne pas de certitudes finales, un éveil qui serait finalement le but après lequel on n’aurait rien à faire. Au contraire, c’est le début, c’est là où la voie commence. Et ce début de la voie, cette idée que l’expérience de la vacuité est le début de la voie, est un enseignement qui se trouve dans les textes les plus anciens. Pour le Bouddha, l’expérience de ce qu’on appelle en pali Sotapana, veut dire entrer dans le courant, c’est à dire avoir l’expérience de l’éveil, de la vacuité, et ce moment-là correspond au premier pas du chemin octuple. C’est la vision juste. Et ce n’est que quand on voit les choses d’une façon juste qu’on peut vraiment entrer dans le chemin. Avant ce moment-là, on n’est pas vraiment dans le chemin. On le cherche toujours.
On risque toujours, quand nous parlons ainsi de donner l’impression que l’éveil est quelque chose de très facile mais le paradoxe avec l’expérience de la vacuité est que c’est quelque chose dont nous sommes très très proches maintenant. On a l’exemple en Zen d’un poisson qui passe toute sa vie à chercher de l’eau. Evidemment l’eau est la chose la plus proche de ce poisson. Il y a beaucoup de récits dans les traditions mystiques, pas simplement bouddhistes qui disent que quand quelqu’un découvre la réalité de Dieu ou d’autre chose, il se rend compte qu’en effet c’est quelque chose qui était déjà très proche de lui-même.
Saint-Augustin a dit une fois que Dieu est plus proche de soi-même que son propre moi. Je crois que c’est la même chose ici. Mais ce serait une erreur de penser que c’est quelque chose de tout à fait évident et simple parce que c’est la chose aussi la plus difficile à comprendre dans la vie. Heidegger, quand il parle du mystère, dit que c’est la chose la plus proche et la plus distante à la fois." Batchelor sources:
Quand nous sommes pris dans le cycle de nos vies quotidiennes, le monde nous apparait en effet banal, terne, répétitif ; il s'étale devant nous comme un ensemble d'outils utiles ou non, d'objets désirables ou pas.
Mais dans la vacuité, le monde redevient une énigme. L'être (la manifestation) se révèle comme singularité pure, échappant à tout concept, à toute saisie, parce qu'il n'est plus vu par quelqu'un.
La vacuité est une ouverture à ce mystère de l'être. Vu à partir du vide, le monde se dévoile à nous avec un infini mystère ; il devient étonnant et précieux.
Toute perception peut alors devenir une question : qu'est-ce que c'est ? mais une question posée à personne, n'attendant pas de réponse, jouissant d'elle-même dans son propre abîme.
Et ce mystère est si proche que nous ne le voyons pas...comme le nez au milieu de la figure!
jlr