30 juin 2011
La beauté par Serge Durand (écho de bleu)
Vu sur le site du philosophe Serge Durand (extraits) :
"L'art est souvent associé à l'expérience de la beauté. C'est un artefact qui produirait chez le spectateur un plaisir désintéressé à la différence de l'agréable toujours lié à un plaisir intéressé. Kant définit le sentiment de beauté en ce sens. Pour aller plus loin dans la description des caractéristiques du sentiment de beauté, Schopenhauer évoque directement le dépassement du sujet spectateur et de l'objet du spectacle. Dans le sentiment de beauté si l'on prête attention, il n'y a plus moi qui écoute la musique, il n'y a plus que la musique qui est écoutée. La musique semble se déployer seule dans une conscience désertée par les jugements, les préoccupations personnelles, etc.
L'art contemporain brise cette conception de la beauté en voulant défaire l'art de toute sacralisation. Pour éviter le sacré, il faut se défaire de toute transcendance, de toute résonance harmonique.
L’œuvre de Marcel Duchamp est à cet égard significative :
Mais le risque de l'art contemporain n'est-il pas alors de n'être qu'une célébration de l'ego et de son mental ?
Au final n'est-ce pas le contexte de reconnaissance de la personnalité de l'artiste qui amène la reconnaissance de son œuvre qui en fait n'a aucune valeur du point de vue d'une expérience de beauté ?
Krishnamurti, dans Se libérer du Connu attaque entre autre cette dérive de notre culture dont l'art contemporain porte peut-être la marque la plus symptomatique :
L'art contemporain brise cette conception de la beauté en voulant défaire l'art de toute sacralisation. Pour éviter le sacré, il faut se défaire de toute transcendance, de toute résonance harmonique.
L’œuvre de Marcel Duchamp est à cet égard significative :
Mais le risque de l'art contemporain n'est-il pas alors de n'être qu'une célébration de l'ego et de son mental ?
Au final n'est-ce pas le contexte de reconnaissance de la personnalité de l'artiste qui amène la reconnaissance de son œuvre qui en fait n'a aucune valeur du point de vue d'une expérience de beauté ?
Krishnamurti, dans Se libérer du Connu attaque entre autre cette dérive de notre culture dont l'art contemporain porte peut-être la marque la plus symptomatique :
« Voir est une des choses les plus difficiles au monde : voir ou entendre, ces deux perceptions sont semblables. Si vos yeux sont aveuglés par vos soucis, vous ne pouvez pas voir la beauté d’un coucher de soleil.
Nous avons, pour la plupart, perdu le contact avec la nature. La civilisation nous concentre de plus en plus autour de grandes villes : nous devenons de plus en plus des citadins, vivant dans des appartements encombrés, disposant de moins en moins de place, ne serait-ce que pour voir le ciel un matin ou un soir. Nous perdons ainsi beaucoup de beauté. Je ne sais pas si vous avez remarqué combien peu nombreuses sont les personnes qui regardent le soleil se lever ou se coucher, ou des clairs de lune, ou des reflets dans l’eau. N’ayant plus ces contacts, nous avons une tendance naturelle à développer nos capacités cérébrales. Nous lisons beaucoup, nous assistons à de nombreux concerts, nous allons dans des musées, nous regardons la télévision, nous avons toutes sortes de distractions. Nous citons sans fin les idées d’autrui, nous pensons beaucoup à l’art et en parlons souvent. A quoi correspond cet attachement à l’art ? Est-ce une évasion ? Un stimulant.
Lorsqu’on est directement en contact avec la nature lorsqu’on observe le mouvement de l’oiseau sur son aile ; lorsqu’on voit la beauté de chaque mouvement du ciel ; lorsqu’on regarde le jeu des ombres sur les collines ou la beauté d’un visage, pensez-vous que l’on éprouve le besoin daller voir des peintures dans un musée. »
Cependant cette attaque de Krishnamurti contre l'art ne nous pas correspondre à la réalité, elle passe à côté de l'expérience artistique. L'expérience de la beauté artistique existe et il l'ignore. Par ailleurs en art contemporain, il y a une dimension autre de l'activité de l'artiste qui n'est pas liée à la seule expérience de la beauté. Le ravissement de la beauté dans la nature ou face à des œuvres classiques livre rarement ses clés. L'expérience de la non dualité entre le sujet qui perçoit et l'objet perçu n'est-il pas possible dans la simple banalité ?
Cette œuvre de John Batho a une poésie mais est-elle belle ? Sa force artistique n'est pas dans sa beauté. Elle s'éclaire mieux dans les propos suivant de Bergson où il précise le statut de l'artiste :
« Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. »
La critique de Krishnamurti passe donc à côté d'une dimension essentielle de l'art qui concerne aussi la non dualité mais en dehors de la beauté de l'objet qui peut la susciter. Avec Bergson le but essentiel de l'art ne nous semble pas en priorité de devoir concurrencer ou imiter la nature en terme de beauté. D'ailleurs cette tâche est en partie inutile, ne serait-ce qu'en terme d'imitation. Mais contrairement à la nature qui nous ravit sans nous donner les clés de ce ravissement, l'art peut lui nous éclairer davantage sur le fonctionnement de la perception elle-même et comment elle peut à l'occasion devenir une expérience de non dualité entre sujet et objet. (...)
L'art contemporain peut-être plus que l'art des temps passés grâce à la désacralisation qui le purifie des concepts et des affects gagne souvent en force perceptuelle pour nous amener à explorer notre champ de perception dans sa pauvreté apparente originaire.
Cette œuvre de Robert Ryman cite celle de Malevitch, Carré blanc sur fond blanc.
Mais si on veut bien oublier le jeu conceptuel et émotionnel des références, face à l’œuvre seule de Robert Ryman, il n'y a pas de concept, pas d'émotion, pas de désir.
Il y a une perception de blancheur, une saturation de blanc. Tout le dispositif amplifie cette réalité d'un moment de perception d'une atmosphère de blancheur avec ses blancs multiples. Cette amplification de la blancheur en sa multiplicité est par excellence un percept.
Dans Moi, l'évidence perdue, Stephen Jourdain nous met au défi qu'au fond l’œuvre de Robert Ryman nous aide malgré nous à relever :
Cette œuvre de Robert Ryman cite celle de Malevitch, Carré blanc sur fond blanc.
Mais si on veut bien oublier le jeu conceptuel et émotionnel des références, face à l’œuvre seule de Robert Ryman, il n'y a pas de concept, pas d'émotion, pas de désir.
Il y a une perception de blancheur, une saturation de blanc. Tout le dispositif amplifie cette réalité d'un moment de perception d'une atmosphère de blancheur avec ses blancs multiples. Cette amplification de la blancheur en sa multiplicité est par excellence un percept.
Dans Moi, l'évidence perdue, Stephen Jourdain nous met au défi qu'au fond l’œuvre de Robert Ryman nous aide malgré nous à relever :
Si notre approche de la qualité est correcte, comme elle l'était largement lorsque nous étions petits, les écailles vont nous tomber des yeux ; nous allons être confrontés à ce mystère émouvant, que dis-je, transperçant, qu'est la couleur, la couleur pure. Nous n'allons plus retenir la couleur dite sensible qui s'étale banalement à la surface des objets, mais la nature colorée, à jamais injustifiable de la couleur.
Nous n'allons plus nous adresser au [blanc], mais à la [blancheur] du [blanc].[...] Tout ça de la MUSIQUE. Des IMPRESSIONS. Nos sens ne sont plus dans la course. C'est l'âme qui ressent.
(...)
Ce portrait par sa beauté ne nous ramène-t-il pas à ce champ de perception originaire ? L'expérience de la beauté est un basculement direct dans une expérience originaire de la perception où il n'y a plus séparation comme nous l'indiquions entre percevant et perçu.
Ce portrait de Fayoum, ce masque mortuaire ne nous précipite-il pas dans un face à espace vide où les perceptions surgissent ? La puissance esthétique de ce portrait n'a-t-elle pas la magie de momentanément nous arracher à l'impression de faire face à face avec un visage ?
L'art de l'icône prend racine à l'évidence dans l'art de Fayoum. Les techniques qui utilisent un mélange des pigments avec l’œuf visent à créer une transparence des couleurs. Cette transparence des couleurs n'évoque-t-elle pas la transparence qui caractérise l'essence du champ de perception ?
Nos analyses prolongent celle de http://www.bergerfoundation.ch/Fayoum/fayyum_intro_french.html. Et elle éclaire ce paradoxe entre vie et mort : à vrai dire le champ de perception n'appartient pas à notre personnalité, le visage d'un mort peut encore en quelque sorte y renaître dans sa singularité et pendant cette renaissance nous ne sommes plus là en tant visage d'une personnalité mais en tant que transparence. Nous ne voyons plus à travers deux yeux.
Ce Christ Pantocrator du Monastère Sainte Catherine au Mont Sinaï date du V ou VIème siècle. On voit bien une étrangeté au niveau des deux yeux mais si on fait l'effort simultané de regarder dans deux directions alors cette bizarrerie semble disparaître.
Toute cette opération reste fort mystérieuse. Car à vrai dire elle semble se produire sans notre dispositif de double direction de l'attention. L'image belle semble avoir d'elle-même ce pouvoir. Et le chemin qu'elle indique quand il se produit jusqu'à cette non-dualité entre la transparence de la perception et le perçu nous échappe.
La beauté est un processus où cette non séparation entre champ de perception et perçu est aussi liée à l'affect d'un plaisir désintéressé, d'un sentiment universel. C'est l'aboutissement d'un processus d'imagination libre dont nous n'avons pas les clés. Pour entrer dans ce processus, il faut parfois une initiation à l’œuvre belle, il faut une disposition intérieure qui facilite le ravissement. Autrement dit la beauté a partie liée avec une antichambre d'affects et plus particulièrement l'affect du sacré. L’œuvre belle semble seule avoir le pouvoir de cette non séparation. Nous dépendons de cette mise en présence de l’œuvre d'art pour la retrouver. La beauté et le sacré ont donc un pacte étroit. D'ailleurs l'art sacré religieux signifie la présence de la divinité dans l'expérience de beauté mystérieuse qu'il génère...
L'expérience originaire de la perception où il n'y a plus séparation entre le percevant et le perçu ne nécessite pas forcément selon nous les affects de la beauté et les concepts de la soumission à un rite initiatique qui font tout la dimension sacrée de l'art. Le glissement vers une religion de l’œuvre d'art n'est pas nécessaire si nous revenons au percept simple et sans mystère.
Les œuvres de Nancy Holt pointent l'espace de perception originaire. Par leurs percepts, elles font office de la double direction de l'attention dont nous parlions.
Ce portrait de Fayoum, ce masque mortuaire ne nous précipite-il pas dans un face à espace vide où les perceptions surgissent ? La puissance esthétique de ce portrait n'a-t-elle pas la magie de momentanément nous arracher à l'impression de faire face à face avec un visage ?
L'art de l'icône prend racine à l'évidence dans l'art de Fayoum. Les techniques qui utilisent un mélange des pigments avec l’œuf visent à créer une transparence des couleurs. Cette transparence des couleurs n'évoque-t-elle pas la transparence qui caractérise l'essence du champ de perception ?
Nos analyses prolongent celle de http://www.bergerfoundation.ch/Fayoum/fayyum_intro_french.html. Et elle éclaire ce paradoxe entre vie et mort : à vrai dire le champ de perception n'appartient pas à notre personnalité, le visage d'un mort peut encore en quelque sorte y renaître dans sa singularité et pendant cette renaissance nous ne sommes plus là en tant visage d'une personnalité mais en tant que transparence. Nous ne voyons plus à travers deux yeux.
Ce Christ Pantocrator du Monastère Sainte Catherine au Mont Sinaï date du V ou VIème siècle. On voit bien une étrangeté au niveau des deux yeux mais si on fait l'effort simultané de regarder dans deux directions alors cette bizarrerie semble disparaître.
Toute cette opération reste fort mystérieuse. Car à vrai dire elle semble se produire sans notre dispositif de double direction de l'attention. L'image belle semble avoir d'elle-même ce pouvoir. Et le chemin qu'elle indique quand il se produit jusqu'à cette non-dualité entre la transparence de la perception et le perçu nous échappe.
La beauté est un processus où cette non séparation entre champ de perception et perçu est aussi liée à l'affect d'un plaisir désintéressé, d'un sentiment universel. C'est l'aboutissement d'un processus d'imagination libre dont nous n'avons pas les clés. Pour entrer dans ce processus, il faut parfois une initiation à l’œuvre belle, il faut une disposition intérieure qui facilite le ravissement. Autrement dit la beauté a partie liée avec une antichambre d'affects et plus particulièrement l'affect du sacré. L’œuvre belle semble seule avoir le pouvoir de cette non séparation. Nous dépendons de cette mise en présence de l’œuvre d'art pour la retrouver. La beauté et le sacré ont donc un pacte étroit. D'ailleurs l'art sacré religieux signifie la présence de la divinité dans l'expérience de beauté mystérieuse qu'il génère...
L'expérience originaire de la perception où il n'y a plus séparation entre le percevant et le perçu ne nécessite pas forcément selon nous les affects de la beauté et les concepts de la soumission à un rite initiatique qui font tout la dimension sacrée de l'art. Le glissement vers une religion de l’œuvre d'art n'est pas nécessaire si nous revenons au percept simple et sans mystère.
Les œuvres de Nancy Holt pointent l'espace de perception originaire. Par leurs percepts, elles font office de la double direction de l'attention dont nous parlions.
On conviendra que l’œuvre en tant que telle n'a aucune beauté.
Celle qui suit sera encore plus indiscutable de ce point de vue. A première vue il ne s'agit que de grandes buses posées en croix dans le désert.
Mais voici que devenant un dispositif où se joue un double pointer du doigt, elle nous conduit malgré sa banalité perceptuelle à une expérience de non dualité qui nous indique d'où jouir de la beauté de la nature :
Sous cet angle aucun beauté du paysage à cause de la buse en face mais une non dualité discrète du percevant et du perçu se fait jour :
Les quelques œuvres suivantes d'art environnemental ne nous conduisent-elles pas vers la source de la non séparation ? Voir la transparence qui regarde n'est-ce pas effacer la différence entre ce qui regarde et est regardé. Et ces œuvres ne pointent-elles pas cela par leur dispositif perceptuel sans jamais épaissir par un mystère autre la présence de cela ? Au lieu de nous conduire à cela par le détour d'un beau visage, d'un beau paysage dont la complexité conceptuelle, affective, etc. en épaissit le mystère en le sacralisant inutilement, ces œuvres ne nous conduisent-elles pas à cela par des percepts épurés qui font retour à la perception dans sa simplicité et aussi sa pauvreté apparente ?
Voici d'autres œuvres d'art environnemental, mises en place par Nils Udo qui obéissent à des processus perceptuels voisins :
Voici d'autres œuvres d'art environnemental, mises en place par Nils Udo qui obéissent à des processus perceptuels voisins :
Et ensuite des œuvres de Andy Goldsworthy :
Une œuvre de Wolfgang Buntrock :
Et pour terminer une œuvre de Richard Long :
Une œuvre de Sylvain Meyer :
Ceux qui ne voient rien de plus que la mort de l'art ignore les percepts originaires les plus enfantins qui réenchantent le monde en ramenant au champ de perception originaire avant que nous n'ayons l'impression mentale illusoire d'être celui qui regarde.
Dès lors conscient du champ de perception dans la pauvreté de sa séparation entre percevant et perçu, regardons un monochrome d'Yves Klein qui souvent est vu comme le symptôme par excellence de l'art contemporain.
Devant ce bleu, lorsque nous réalisons que personne ne voit, nous voici bleu.
Est-ce le vide transparent que nous sommes originairement en tant champ de perception qui prend conscience de sa bleuité ? Ou sommes-nous plutôt une pure bleuisation, un surgissement de bleu prenant conscience de soi jusqu'à la prise de conscience du vide perceptif qui l'abolit dans la coïncidence avec lui-même ?
Le percept peut être sans beauté éclatante comme ici mais il nous ramène à nous même..." par Serge Durand, juin 2011
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