J.C. Sekinger : un récit d'ouverture
J.C. Sekinger m'envoie ce récit d'un instant d'ouverture :
"Je devais avoir vingt-six ans, j’en ai quarante cinq aujourd’hui, c’était la fin du printemps peut-être, nous habitions Bordeaux, près de la gare Saint Jean. Un petit appartement de plain-pied, une enfilade de trois pièces à peu près égales, ouvertes toutes sur le sud. Celle du centre avait une porte vitrée.
Cet après-midi là, j’aidais vaguement Valentina, qui n’avait sûrement pas besoin de cette aide, à une traduction de l’espagnol, sa langue maternelle. J’étais adossé à la fenêtre, derrière le bureau, dans la pièce de droite. Il y avait du soleil derrière moi et Valentina devant, tête baissée sur les livres.
À un moment, je ne me suis pas senti bien, une sensation bizarre, comme un étourdissement. Je ne buvais alors plus de café depuis plusieurs années, aucun alcool non plus et je ne fumais ni ne prenais de médicament d’aucune sorte : Il était donc inconcevable que je fusse drogué et c’est pourtant la première chose à laquelle j’aie pensé. La seconde, assez curieuse, fut d’aller regarder mon visage dans le miroir de la petite salle de bain, au fond de la pièce centrale. J’ai alors vu dans le miroir quelqu’un me dévisager : un inconnu ! N’importe qui eut pris peur mais j’ai éclaté de rire, un fou rire interminable !
Des années
plus tôt, j’avais lu dans une belle revue trimestrielle, un article de Douglas
Harding °. J’en avais été impressionné, sans savoir au juste pourquoi. Un peu
plus tard, sans le sou, je volais un petit livre au titre provocant : « Vivre
sans tête »°°. Je vis seulement après qu’il était aussi de Douglas Harding. Ce
que je comprenais de son propos était assez limité et je n’avais aucune idée de
ce que cela pouvait impliquer : Il ne s’agissait que de constater, dans l’actualité
de notre propre vision du monde, notre absence de visage, l’ouverture sans
limites qui nous en tient lieu. C’était assez évident, je le comprenais bien,
mais je devinais là un grand mystère contre lequel je buttais. Bien sûr, je
lisais Pierre Teilhard de Chardin, Krishnamurti ou Chögyam Trungpa mais je ne
voyais pas bien quel rapport pouvait avoir le propos si simple de Douglas
Harding avec ceux-là, si complexes et élevés. D’ailleurs je ne comprenais même
pas tout ce que je lisais alors, j’avais seulement une immense soif de
comprendre et je humais plutôt le sens de ce que je lisais, comme un animal
assoiffé hume une source, peut-être.
Cet après-midi
là, s’était ouvert, dévoilé, quelque chose mais je ne savais pas quoi et vingt ans après, je ne sais toujours pas
vraiment ce que je dois en penser. C’était fou, c’est sûr, cette découverte d’un
étranger dans le miroir : une brusque déchirure de la reconnaissance de soi : J’ai
vraiment cru, un bref instant, que le miroir était une sorte de fenêtre et qu’un
inconnu, depuis une pièce inconnue, me regardait ; mais c’était tellement
déraisonnable que cette idée n’a eu le temps que de m’effleurer : j’ai bien dû
admettre que c’était mon image et à quel point aussi elle m’était étrangère ! Un
bref instant d’hésitation, de recul, puis le lien s’est rompu dans un éclat de
fou rire salvateur, un rire explosif d’où jaillissaient toutes les questions
restées sans réponse depuis mon enfance, jusqu’à la dernière ! En riant, je
devais cracher du feu comme un dragon ! Je ne regrette pas du tout ce moment,
mais celui qui l’a suivi, même incompréhensible, m’a laissé le souvenir d’un
bonheur sans limites : assis, au soleil, dans la joie apaisée, une joie d’or et
de diamant ! Tout était devenu simple et lumineux. Je ne pouvais rien faire, j’étais
ébloui, embarrassé de bonheur !
Le
lendemain, dans le bus, je sentais ce mystère s’effilocher et je me demandais
bien par quels mots je pourrais
le faire revenir.
°« Comment
renoncer » Douglas E. Harding, n°5 de la revue 3ème
Millénaire (Printemps 1987). J’avais
acheté cette revue parce que je voulais lire cet article sur le peintre-verrier
Udo Zembok : « Forme, couleur, lumière »
°° À cette époque, il m’est aussi arrivé de chercher des fruits dans les poubelles à la fin du marché des Capucins. Je le précise afin que, peut-être, vous m’excusiez.